top of page

Notre association MUAC marque la 500eme anniversaire de la mort debut mai - à Amboise - du genie universelle qui était Léonard de Vinci. Voici une traduction non definitive d'un discours en 1994 qui parle de lui et sa "vision universelle".   Une inspiration à l'infini !! 

La vision universelle de Léonard de Vinci

et le parlement de l’humanité

Réflexions sur l’avenir des Nations unies

Discours prononcé à l’université de Bologne en Italie, le 1er juin 1994

Par Daisaku Ikeda

 

    C’est un très grand honneur pour moi de pouvoir prendre la parole, aujourd’hui, à l’université de Bologne, devant les représentants d’une des traditions académiques les plus anciennes du monde. J’exprime ma sincère gratitude à tous ceux qui ont rendu cet évènement possible et tout particulièrement à l’éminent recteur, M. Roversi Monaco.

On m’a demandé d’exposer certaines considérations sur le rôle de l’ONU. Je crois qu’aucun lieu ne se prête mieux que Bologne à une réflexion commune sur cette organisation mondiale si importante pour l’avenir de notre planète.

    Il y a cinq ans, à Tokyo, j’ai fait part à M. Roversi Monaco et au procureur Rinaldi de ma conviction que les Nations unies devraient avoir le même esprit d’universalité qui anime depuis 900 ans votre université : un héritage aussi précieux d’internationalisme et de cosmopolitisme, en fait, permettrait à l’ONU de dépasser les limites imposées par les souverainetés nationales et de s’ouvrir de nouveaux espaces d’autonomie. On sait que beaucoup d’étudiants venus de tous les coins d’Europe, en 1200 déjà, se retrouvaient à l’université de Bologne et que la ville était célèbre non seulement pour son caractère international, mais surtout pour la grande autonomie intellectuelle et culturelle qu’elle avait acquise au fil du temps.

    Dans les annales de l’époque, on lit que les étudiants refusaient aussi de se soumettre à l’autorité de l’empereur Frederic II : « Nous ne sommes pas des roseaux qui se plient au moindre souffle de vent, déclaraient-ils, celui qui viendra nous chercher nous trouvera. «  (A. Laccagri, « La vie des maitres et des étudiants à l’école de Bologne du XIIe au XIVe siècle », L. Olschki, Genève 1926, p.7)

Je crois que les qualités fondamentales d’un « citoyen du monde », hier comme aujourd’hui, résident précisément dans cet esprit d’autonomie.

Un mouvement mondial pour la paix

    La SGI, en tant qu’Organisation non gouvernementale (ONG) a menée et continue à mener de nombreuses activités à but humanitaire.

    Depuis 1982, en collaboration avec les Nations unies, nous avons préparé plusieurs expositions qui ont été présentées dans de nombreuses villes du monde entier. Parmi celles-ci : « Les armes nucléaires : une menace pour notre monde » ;  « Guerre et Paix » et « Environnement et développement « . De telles initiatives veulent inciter les personnes privées à utiliser leur sagesse et leurs capacités pour contribuer à la solution des nombreux problèmes qui affligent le monde.

    Au nom d’un respect absolu pour la dignité de tous les êtres humains, nous avons aussi organisé l’exposition « Les Droits de l’Homme dans le monde contemporain. »  Inaugurée à Genève, auprès du siège européen de l’ONU, en décembre 1993 à l’occasion du 45e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, l’exposition a été à nouveau présentée, en février de cette année, toujours à Genève et pendant le déroulement de la Commission de l’ONU pour les Droits de l’Homme...

    Notre Comité des Femmes pour la Paix s’est attiré des éloges particuliers pour l’originalité de deux autres expositions : « Droits de l’enfant » et « Enfants dans le monde et l’UNICEF », consacrées aux nouvelles générations, à celles et ceux qui auront, à l’avenir la responsabilité du XXIe siècle.

De plus, principalement grâce aux efforts de la jeunesse de la SGI, nous avons organisé des collectes de fonds pour l’aide aux refugiés et une campagne appelée « Voice Aid », qui s’est concrétisée par l’envoi de 300.000 radios aux habitants du Cambodge.

Moi-même en diverses occasions, j’ai présenté de nombreuses propositions pour la paix, pour le désarmement et pour la reforme des Nations unies. A trois reprises, ces propositions furent adressées à l’Assemblée extraordinaire pour le désarmement.

    Il est néanmoins important de souligner que la SGI n’est pas une organisation politique. Ses racines spirituelles sont dans la pensée bouddhique qui prône essentiellement la reforme intérieure de l’être humain. C’est pourquoi, aujourd’hui, je laisserai de côté les problèmes spécifiques de l’ONU pour mettre en lumière les principes spirituels nécessaires pour faire des Nations unies un véritable « Parlement de l’Humanité ».

    Je voudrais donc définir certains traits de la personnalité, de l’éthique, et de l’image idéale de véritables « citoyens du monde », seuls capables, à mes yeux, de réaliser une telle transformation. Je soulignerai tout particulièrement deux aspects de ce « portrait idéal » que j’ai trouvé être également des caractéristiques de la personnalité de Léonard de Vinci ; la volonté de se dominer soi-même et le « vol continue, » autrement dit la recherche constante de nouveaux équilibres.

Les réflexions que je vous présente ici ont été dans l’ensemble inspirées par les œuvres, la vie et l’intuition de Léonard de Vinci, génie universel de la Renaissance italienne. De cette façon, j’aimerais rendre hommage à l’extraordinaire richesses culturelles de votre pays.

Les bases spirituelles du soft power

    L’autorité des Nations unies devrait naitre essentiellement de ce que l’on appelle Soft Power, un pouvoir doux, qui puise sa propre inspiration dans le dialogue, dans la collaboration et dans la recherche de solutions pacifiques. Pour que cette force se développe, elle doit se doter de bases spirituelles, d’un idéal. Une telle approche, même si au premier abord elle peut semble plus longue, sera celle qui sera en définitive la plus efficace. Je ne veux pas débattre ici du bien fondé de l’utilisation du Hard Power, ou « pouvoir dur », notamment en Bosnie, mais je tiens à souligner que la mission de l’ONU est d’exercer, avant tout, le Soft Power.

   Les Nations unies auront 50 ans en 1995 ; leur histoire est récente. Comparée à celle du genre humain, elle semble juste à ses débuts, mais si on la compare au bref et tragique destin de la Société des Nations, son demi-siècle de vie commence à avoir un certain poids. Avec la fin de la guerre froide entre les USA et l’URSS, les opérations de paix de l’ONU se sont intensifiées, devenant toujours plus importantes, Il semblerait ainsi que de nos jours l’esprit originel de cet organisme réapparaisse et nous devons, à tout prix, faire en sort que cet esprit continue à se développer au XXIème siècle, siècle de l’espoir.

   Franklin D. Roosevelt, 32e président américain, joua un rôle de premier plan dans la naissance des Nations unies. Il avait hérité du même esprit internationaliste et humanitaire qui avait inspiré T. W. Wilson, lors de la création de la Société des Nations. C’est cet esprit qui représente aujourd’hui la véritable force motrice de l’ONU. Roosevelt fut critiqué et accusé d’idéalisme pour s’être fait inlassablement le porte-parole de la sécurité universelle, auprès d’hommes comme Staline ou Churchill. Un historien raille avec cynisme son idéal en le qualifiant d’ « humanisme cosmique ».

    La critique n’est peut-être pas entièrement injustifiée si l’on pense au rôle de la pure formalité auquel l’ONU fut réduite pendant la guerre froide. Mais le temps a donné raison à Roosevelt. Et maintenant que l’on parle d’un retour à l’esprit originel des Nations unies, cet « humanisme cosmique » n’est plus une chimère ou une fantaisie.   

   Ces réflexions me remettent en mémoire cette grande figure, Léonard de Vinci : il m’apparait peu à peu comme un objet dont les contours se précisent dans l’objectif d’un appareil photo.

   Le rapprochement peut sembler étrange, entre Léonard de Vinci et les Nations unies : lui, d’un côté, serein, se situant « au-delà du bien et du mal » et de l’autre côté, un lieu où s’entremêlent intérêts égoïstes et affrontements de partis. Ce sont deux images en apparence inconciliables. Mais il est bon d’avoir une double vision des choses, à la fois précise et très large. Par conséquent, si nous adoptons la perspective la plus large, nous pouvons comprendre que l’époque dans laquelle nous vivons exige la vision universelle qui fut celle de Léonard de Vinci, par rapport celle de Michel-Ange. Karl Jaspers écrivit : « Leonard de Vinci et Michel Ange sont deux mondes qui se touchent à peine : Leonard de Vinci est citoyen du monde et Michel Ange, patriote. » (Karl Jaspers, Léonard le philosophe. Francke Verlag, Berne, 1953, p. 73)

Être maitre de soi-même

    Je crois que « la volonté d’être maitre de soi-même »  est le premier enseignement que nous pourrions retenir de Léonard. Homme libre, autonome et totalement indépendant, il refusait non seulement d’être prisonnier des normes éthico-religieuses, mais prenait ses distances par rapport à toutes les relations ou structures qui régentent la société humaine : la patrie, la famille, les amis, les connaissances. Tel un vrai citoyen du monde, il vivait d’une façon solitaire et détachée. Les détails biographiques le concernant sont peu nombreux, mais, parmi ceux que nous connaissons, je voudrais en évoquer quelques-uns qui peuvent nous aider à mieux comprendre sa personnalité.

    Il est notoire qu’on dit qu’il n’avait pas bien connu son père, en étant un enfant illégitime, et qu’il ne se maria jamais. Il ne semblait pas nourrir une affection particulière pour sa patrie, la République de Florence. Une fois terminé son apprentissage en Toscane, il vécut dix ans à Milan, à la Cour de Ludovic le Maure. A la chute du duc, après une brève période passée près de César Borgia, il continua à se déplacer entre Florence, Milan et Rome. Finalement, acceptant l’invitation du roi, il s’établit en France ou il vieillit et mourut.

   Ce n’était pas un homme insensible, ni dépourvu de vertus morales, mais toute sa vie, il reste fidèle à ses propres aspirations et détaché des choses terrestres. Dans n’importe quelle situation, favorable ou non, Léonard ne manifestait presque jamais d’intérêt pour les valeurs communes telles que l’amour de la patrie, la sympathie ou l’antipathie, le bien ou le mal, le beau et le laid, le gain et la perte. Il ne se laissait pas influences par les promesses d’honneurs ou d’argent, et ne cherchait même pas à l’opposer à la volonté des puissants. Il continuait simplement à aller de l’avant, en n’obéissant qu’à ce qui lui tenait à cœur. Sa voie ne tenait aucun compte de l’éthique mondaine qui interdisait de servir deux seigneurs en même temps.

   Celui qui peignit Mona Lisa (la Joconde), l’élégant portrait féminin au sourire mystérieux que nous connaissons tous, fut aussi l’auteur de « La bataille d’Anghiari », qui dépeint l’affrontement de curieux guerriers d’une force herculéenne, capables d’effrayer même les plus féroces démons de la cosmologie orientale. C’est le même homme qui observait et étudiait le mouvement des eaux, la vie des plantes, et analysait le vol des oiseaux, celui qui ne détournait pas les yeux du cadavre des condamnés à mort mais empoignait le bistouri pour étudier l’anatomie.

    Son échelle de valeurs était d’une autre envergure, inconcevable pour le sens commun sur lequel s’appuyait la société de son époque. Sa nature d’homme libre et de citoyen du monde se manifestait dans sa capacité à aller au-delà des règles établies. En lui se sont réalisées les plus hautes aspirations de la vitalité et de l’originalité de la Renaissance italienne.

   Je crois que tout cela a été possible grâce à sa volonté peu commune d’être maitre de lui-même. « Il ne peu y avoir de plus grande ou de plus petite souveraineté », écrivait-il, « que la souveraineté sur soi-même. » (Codice H119, bibliothèque de l’Institut de France, Paris)

    Pour Léonard, donc, être maitre de soi-même constituait le premier impératif moral, la question surpassant toutes les autres. Celui qui exerce le plein contrôle de lui-même peut, je crois, s’adapter librement à toutes les situations qui se présentent quelle qu’elles soient.

    Notre attitude envers les évènements de la vie, et par conséquent envers le beau et le laid, le bien et le mail, revêt alors une valeur secondaire. Par exemple, Léonard de Vinci répondit sans la moindre hésitation à l’invitation du roi de France, vainqueur portant de son mécène Ludovic le Maure. Ainsi, ce qui, chez beaucoup d’autres pourrait apparaitre comme un manque de cohérence morale ou comme une attitude opportuniste, était plutôt chez lui la marque d’une grande tolérance et d’une grande ouverture d’esprit.

Au-delà des limites du langage

    Le détachement de Léonard à l’égard des choses terrestres se rapproche du concept bouddhique de shu seken, mais shu seken va encore plus loin dans l’analyse car il ne s’arrête pas au détachement des choses. Shu seken, en effet, peut se traduire par « aller au-delà des limites imposées par les mots et arriver à l’essence-même de la réalité ». Cela signifie donc dépasser toutes les distinctions entre gain et perte, amour et haine, beau et laid, bien et mal, toutes ces contradictions liées au langage. Le sens de « se détacher », dans cette perspective, ne peut être vraiment compris qu’à la lumière du concept de shu seken. Les textes bouddhiques expliquent en effet que l’idéogramme Ri (se détacher) est synonyme de Mei (clarifier la nature profonde). Autrement dit, se détacher du superficiel pour appréhender l’essentiel.

    Pour mieux comprendre la signification de ce « détachement », il est nécessaire de se référer au deuxième chapitre du Sutra du Lotus dans lequel Shakyamuni déclare : « Shariputra, depuis que j’ai atteint la bouddhéité, j’ai exposé de diverses manières mes enseignements, au moyen de beaucoup d’exemples, de relations passées, de contes ou de paraboles. J’ai conduit les hommes à renoncer à leurs attachements par d’innombrables moyens. »

   Les écrits bouddhiques commentent ainsi ce passage du Sutra : « Renoncer a pour sens comprendre clairement. » Aller au-delà des limites imposées par les mots ne signifie pas seulement se libérer des attachements, cela veut dire surtout acquérir à une solide indépendance spirituelle, de façon à pouvoir reconnaitre les divers attachements et les utiliser pour parvenir à un niveau plus élevé.

    «  L’universalité de Leonard, écrivait Karl Jaspers, a étonné Friedrich Nietsche qui affirma « sa vision va plus loin que celle du christianisme, il connait bien l’Orient, d’un point de vue extérieur comme intérieur. Il y a en lui quelque chose de supra-européen. » (Karl Jaspers, Léonard le philosophe – Francke Verlag, Berne, 1953, p. 70)

    Cette observation souligne une corrélation entre les deux façons de voir le monde que sont celle de Léonard et celle du bouddhisme. Une telle ressemblance est encore accentuée par le fait que, dans les textes bouddhiques, tout comme chez Léonard, les esprits qui ont « dépassé le monde » sont comparés à des miroirs.

Le vrai visage de la guerre

    A propos de la « volonté d’être maitre de soi-même », je voudrais évoquer une scène, pour moi inoubliable, décrite dans le livre de Dimitri Mereskovski « Leonardo da Vinci ». Il semble qu’une grande partie de cette biographie critique soit le fruit de l’imagination de l’auteur, mais la description des pensées de Léonard, observant, du haut d’une colline avec son disciple, la bataille entre Ludovic le Maure et les Français, est d’une telle force qu’elle semble véridique.

    Mereskovski écrit : « Ils regardèrent encore les petits nuages lointains au-dessus des flammes des canons. Mais, maintenant, ils leur paraissaient si petits et si éloignés, si pacifiques dans la lumière rosée du soleil couchant, qu’ils ne pouvaient pas croire que là-bas, on se battait vraiment, et que des hommes s’entretuaient (…). »

    « Ils se taisaient tous deux, mais à ce moment, l’artiste et le garçon ressentaient la même chose. Peu importait qui des deux allait vaincre, le roi ou le duc, les Français ou les Lombards, les étrangers ou les compatriotes. Patrie, politique, gloire, guerre, chute d’empires, révolte des peuples, tout ce qui paraissait grandiose et terrible aux hommes ne ressemblait-il pas a ces petits nuages de fumée se dissolvant dans la lumière teintée de rose du soleil couchant, au beau milieu d’une nature éternellement sereine ? » (Dimitri Mereskovski, Leonardo da Vinci, Giunti Mariello, Florence, 1982 p. 359)

    Voilà bien la véritable image de la guerre, basse et misérable lorsqu’elle est réfléchie sur le miroir d’un esprit maitre de lui-même. Cette façon de voir est une manifestation naturelle de « l’humanisme cosmique ».

    La SGI, avec pour point de départ la condamnation de la guerre, promeut un mouvement pour la paix et la culture, en apportant son soutien aux Nations unies. En bref, nous croyons que la reforme et les transformations sociales doivent avoir pour base une reforme de l’individu, que nous appelons, en termes bouddhiques, la « révolution humaine ».

    On peut dire que la « volonté d’être maitre de soi-même » de Léonard a des racines communes avec le concept bouddhique de « révolution humaine ».

    La conviction qu’avait Léonard de contrôler son moi intérieur revêt une importance encore plus grande pour nous qui vivons en cette fin de siècle, en assistant à la tragédie des conflits ethniques, résultat d’un regard porté exclusivement sur les « aspects extérieurs » de l’être humain, sur les institutions et sur l’environnement.

La recherche constante d’un nouvel achèvement

    Je voudrais parler maintenant du « vol continue » de Léonard. Il est bien connu que son grand rêve était de voir les êtres humains voler dans le ciel comme des oiseaux. On pourrait dire en utilisant cette métaphore que son âme a continué à voler pour l’éternité.

    « Acquiers, dans ta jeunesse, ce qui te guérira des maux de la vieillesse, ou mieux encore rendre la tienne joyeuse. Et si tu comprends que la vieillesse se nourrit de sagesse, occupe ta jeunesse de telle manière que ta vieillesse ne manque pas de cette nourriture. » (Code Atlantique, 310)

    « Comme le fer se rouille sans exercice et l’eau se putréfie en stagnant ou gelé dans le froid, l’intelligence sans exercice se gâte. «  (Codex Atlantique, 785 bv).

    « La mort avant la fatigue. » (Windsor, Royal Library, 12700)

    « Aucun ouvrage ne m’apporte de fatigue. » (Ibid. )

Ces pensées révèlent à quel point Léonard était un homme capable, non seulement de faire preuve de génie mais aussi de faire des efforts exceptionnels et de longue durée. On dit par exemple que quand il peignit « La Cène », il se consacra à ce travail de l’aube au coucher du soleil sans boire ni manger ; ou qu’il était capable de rester trois ou quatre jours plongé dans ses pensées, allant et venant sans toucher ses pinceaux.

    Sa capacité de concentration était extraordinaire. Pourtant, malgré l’obsession créatrice qui l’habitait, rare sont les œuvres qu’il mena à terme. Le peu de peintures qu’il ait faites sont restées inachevées.

Léonard fut, sans aucun doute, un génie universel, un artiste aux multiples talents et d’un grand éclectisme : peinture, sculpture, invention de machines et d’armes, ingénierie civile, il n’y a aucun domaine ou son talent ne se soit exercé. Mais, tout comme son rêve de permettre à l’homme de voler, presque toutes ses tentatives restèrent au stade de l’idée ou du projet.

    Il est singulier de voir à quel point Léonard ne s’en préoccupait pas et comme il n’en éprouvait ni souffrance ni regrets : son intérêt se déplaçait simplement sur autre chose. Ce qui, à d’autres, aurait pu donner une impression d’inachevé, était pour lui, en un certain sens, achevé. Il s’agissait certainement d’un processus synergique que l’on pourrait appeler ‘l’accomplissement dans l’infini. »

    Le contraste entre cette obsession créatrice et le grand nombre d’œuvres inachevées semble difficilement compréhensible. Mais cet « accomplissement dans l’inachevé » devait en fait aller de pair avec un sentiment d’ « inachèvement dans l’accompli. »

L’esprit de la Renaissance s’exprima comme une recherche de totalité, de synthèse et d’universalité.

Léonard devait lui aussi avoir l’intuition du monde dans sa totalité qui est, en fait, la vie cosmique, en continuelle et infinie expansion, qui est fluctuation et création. Ce monde que Jaspers a appelé ; « La totalité que toute chose doit avoir à son service. » (Karl Jaspers, Léonardo le philosophe, Francke verlag, Berne, 1953 p. 65)

    L’activité créatrice de Leonard, en peinture, en sculpture, dans l’invention de machines, dans ses œuvres architecturales ou d’ingénierie, consistait à utiliser au maximum son talent pour projeter l’universel dans le particulier et à rendre visible le monde invisible. Par conséquent, même si l’on peut vanter l’accomplissement d’un chef-d’œuvre comme un évènement dans le monde du particulier, il garde de toute façon un caractère inaccompli. L’être humain ne peut s’en contenter parce qu’il est destiné à un « vol continue », à une recherche constante d’un nouvel accomplissement.

    Shakyamuni lui-même affirma avant de mourir : « (Moines), je vous dis que toutes choses sont transitoires, continuez avec diligence à lutter pour parvenir à votre but. » (Sutra du Nirvana) Voilà la façon de vivre qui convient le mieux à l’individu, comme l’explique aussi le passage suivant, bien caractéristique du bouddhisme Mahayana ; « Renforcez votre foi jour après jour, mois après mois, sans vous relâcher si peu que ce soit », et encore ; « Un miroir terni brillera comme un joyau si on le polit. Un cœur maintenant assombri par les illusions nées de l’obscurité fondamentale de la vie est comparable à un miroir terni, mais si on le polit, il devient immanquablement un claire miroir que reflète l’illumination de la vérité immuable. » (L&T, vol. 1, p.5. ACEP, 1992)

L’essence de la vie

    On peut dire que ces deux mouvements, celui qui va du fini vers l’infini, et de l’infini vers le fini représentent une dynamique qui est celle du mouvement même de la vie, celle de la réalité toujours en train de se former, de se développer et de se transformer. Lui qui s’appelait lui-même « Léonard de Vinci, disciple de l’expérience » (Codicile Atlantique, 520), qui continuait à observer le mouvement de la réalité en éliminant les idées préconçues, nourrissait par conséquent une certaine méfiance envers la fonction de la pensée discursive qui tend à couronner et à cristalliser la réalité. Léonard avait une vision novatrice de la peinture et comprenait donc les limites de la parole.

   Ce point de vue me fait penser à Nagarjuna, le grand philosophe du bouddhisme Mahayana ; il avait montré les étroites limites du langage qui, par sa nature, tend à figer et à emprisonner les phénomènes. Selon Nagarjuna, la parole a une valeur uniquement instrumentale. La réalité absolue de tous les phénomènes dépasse en effet le langage et ne peut pas être définie par lui. Il interpréta le concept bouddhique de « production conditionnée » (en japonais engi) en termes de « vide » ou « potentialité ». Cette potentialité est l’essence du réel qui transcende l’être et le non-être. Les phénomènes, les êtres vivants, partagent tous cette même nature dépendante et sont liés les uns aux autres. Leur existence est donc régie par la loi de causalité.

   Le philosophe indien décrit cette interdépendance par des négations, en disant ce qu’elle n’est pas. On ne doit donc pas devenir prisonnier des mots, même pas de ceux qui expriment la « production conditionnée » ou la « potentialité », parce qu’à ce moment-là, on perd de vue leur vraie identité qui est l’absence de définition.

    En effet, « la production conditionnée » ou « potentialité, écrit Nagarjuna, ne peut exister ni être détruite, ne cesse jamais et n’est pas non plus éternelle, n’est ni unique ni plurielle, ne se rapproche pas ni ne s’éloigne, c’est la qualité la plus haute qui transcende le vide des mots. » (Daisaku Ikeda, « Bouddhisme, premier millénaire »).

    Arrêter la réalité avec les mots signifie donc annuler l’influence, réciproque et dynamique entre fini et infini, et créer l’illusion qu’une stabilité temporaire est une stabilité éternelle. Léonard comme Nagarjuna semblent pressentir le danger que de cette stabilité présumée résulte une espèce de « serre » idéale ou prolifèrent des esprits paresseux qui choisissent toujours la voie la plus facile. C’est seulement à partir de ces postulats que nous pouvons apprécier toute la valeur de la maxime de Léonard : « L’impatience, mère de la stupidité, éloge de la brièveté » (Windsor, Royal Library, 19084).

   De là, dérive la nécessite de faire attention à ne pas pousser trop loin l’illusion d’un projet idéal, vision éloignée des transformations du réel. En ce sens, pour chaque problème politique ou social, les extrêmes doivent être évitées, et ceci vaut également pour les Nations unies, sinon elles signifieraient confiance aveugle et totale. Or, la confiance aveugle, au premier faux pas, peut toujours se transformer en méfiance.

    Pour toutes ces raisons, je crois que le chemin à suivre est celui tracé par Léonard. Jusqu’à maintenant, j’ai tenté une approche de l’héritage de Léonard en soulignant deux points : « la volonté d’être le maitre de soi-même » et le « vol continue » de l’homme, en essayant ensuite de le relier à la pensée bouddhique. Jacob Burckhardi disait : « Un grand homme est un homme sans lequel le monde nous apparaitrait incomplet. » (J. Burckhardi, « Sur l’étude de l’histoire », Torino, Boringhieri, 1958, p. 243-244) Léonard est surement un de ces grands hommes. Sa vie et sa pensée éclairent d’une lumière immortelle la Renaissance italienne.

Les citoyens du monde et le "Parlement de l’humanité »

    Je crois qu’à notre époque, plongée dans de graves problèmes de fin de siècle, jamais l’humanité n’a eu autant besoin d’un héritage spirituel tel que celui de Léonard, « homme dans un splendide isolement » et « voyageur solitaire ». Même la formation d’un système nouveau et global, axé sur l’ONU, dépend du nombre de citoyens du monde capables de grandir et de se développer avec lui, pour le soutenir.

   La charte des Nations unies commence par ces mots : « Nous, peuples des Nations unies (…) ». Cela signifie que les citoyens unis sont toujours le sujet principal et la base de la communauté humaine. Dans cet espoir, grâce à l’union et à l’appui de tous les citoyens du monde, nous désirons que l’ONU devienne un vrai « Parlement de l’humanité ». C’est-à-dire un lieu ou la voix et le désire des gens puissent être écoutés et réalisés.

    En même temps, je me demande ; « Où se trouve la dignité d’un être vivant ? Où se trouve la réelle valeur d’un être humain ? Quel est le point essentiel dans les rapports d’amitié entre les peuples et les nations ?"     

    Je crois que la réponse est ; dans un humanisme rénové ; un humanisme qui, en approfondissant les échanges, en dépassant toute diversité ethnique ou d’opinion, nourrisse, grâce à la culture, la veine souterraine des rapports d’amitié entre les peuples.

    Moi aussi, en tant que bouddhiste, je suis déterminé à me diriger avec vous tous, ensemble, vers une nouvelle aube de l’histoire de l’humanité, en faisant un trésor de l’enseignement que Léonard nous a laissé.

    En souhaitant un grand développement à votre université, l’alma mater studiorum, je voudrais conclure en citant ce vers de « La Divine Comédie » de Dante, un poète lié à cette université :

« Et mon seigneur me dit : « Qu’as-tu à craindre ? Rassure-toi, nous sommes à bon point : ne contrains plus mais rélargis ton cœur. » (« La Divine Comédie »1965, p. 1179.)

--  Je vous remercie de tout cœur pour votre attention.

​

 Discours de Daisaku Ikeda, quand il était nommé docteur honoris causa de l’université de Bologne en Italie, le 1 juin, 1994.

bottom of page